Jenůfa au Theater an der Wien, sommet et conclusion de l'ère Geyer
Dans sa nouvelle mise en scène de Jenůfa, Lotte de Beer collabore avec le dramaturge Peter te Nuyl pour montrer l’envers de ce monde ténébreux, enchaîné par des règles sociales implicites qui déchirent les habitants de la ville. Les décors de Christof Hetzer représentent pleinement cette société refermée, avec les fragments d'une maison aux murs brisés et sales. Le plateau tournant expose les espaces dramatiques de chaque acte avec leurs symboliques : les trous béants du mur assurant la transition entre l'espace ouvert et la chambre de Jenůfa, mais aussi des ombres qui hantent cette société et ses individus. Les costumes de Jorine van Beek évoquent les habits paysans et folkloriques du temps passé (rappelant parfois une scène iconique du film d'horreur The Wicker Man). Les lumières d'Alex Brok renforcent, au moyen d’un jeu d’ombres, la psyché des personnages mais aussi la hantise des créatures étranges.
Svetlana Aksenova souligne la vulnérabilité de Jenůfa par son interprétation. Son timbre velouté capte les passions cachées et étouffées de la fleur des champs vouée aux gémonies villageoises. Son lyrisme puise notamment dans le registre médian et dans les transitions vers l’aigu, avec une énergie mise au service de toute l'étendue expressive (hormis des passages en contre-temps et descendants mais dont la texture sombre et soyeuse est située entre regret et renoncement).
Elle s’affirme ainsi avec conviction même face à l'impressionnante sacristine Kostelnička de Nina Stemme. Ses sentiments se manifestent dans la chaleur et la brillance d’un timbre rappelant davantage Isolde ou Brünnhilde qu'une modeste sacristine. Le timbre caractéristique s'impose avec puissance et expressivité dans tous les registres, de manière particulièrement poignante lorsqu’il tranche soudain avec un parlé naturel. Lorsqu’elle entrevoit l'ombre de la mort et se voit déchirée entre condamnation sociétale et miséricorde divine, sa présence vocale et scénique dominante se renforce encore avec intensité.
Pavel Cernoch n’est pas un Laca sentimental, mais franc et humain, représentant sans détours l'existence blasée de l'ouvrier. Son timbre, dense, marquant et légèrement sombre est cependant capable de percer d'une résonance métallique les montées et les élans vers l’aigu. Les lignes restent expressives et précises même dans la confrontation avec le chœur et Števa. Celui-ci, interprété par Pavol Breslik déploie par contraste un timbre fier et chaleureux, tout à fait adéquat pour représenter le tempérament fougueux du chasseur adoré de toute la communauté. Naturellement, la confrontation entre les deux ténors (tchèque et slovaque) et personnages tire l’intensité des contrastes vers un timbre plus sombre pour celui-ci mais aussi quelques tendances vers le cri dans l’aigu (mais les transitions et descentes récupèrent toujours l'équilibre).
Dans les rôles secondaires, Hanna Schwarz (Stařenka, la grand-mère) impressionne par son timbre dense et solennel, mais est aussi capable de surprendre par ses élans foudroyant vers les cimes. Valentina Petraeva (Karolka, la fille du maire) a un timbre riche et chantant qui complémente bien celui de Števa, et contraste avec celui de Jenůfa. Alexander Teliga (le maire) valorise son timbre de fer et sa puissance vocale, auprès des soins mélodiques et mélodieux de Václava Krejčí Housková incarnant sa femme. Presque figurants, Juliette Mars (Barena, servante au moulin) récemment très appréciée en Madame Raquin au Kammeroper, Natalia Kawalek (Pastuchyňa, une servante) et Anita Rosati (Jano), n’en marquent pas moins par leur engagement vocal et scénique. Stárek est interprété par Zoltán Nagy avec une présence et un timbre mesurés, adéquats et conventionnels.
Le Chœur Arnold Schoenberg sous la direction de son chef et fondateur Erwin Ortner, s’appuie sur sa conviction et son expressivité habituelles, tant dans le chant que pour l’engagement scénique (lui qui joue presqu'un rôle central dans cette œuvre et mise en scène). La direction musicale de Marc Albrecht privilégie la précision et la netteté des nuances. Le flot sonore des cordes affirme les assises et les élans dramatiques, tandis que les résonances des cuivres sont minutieusement exploitées dans tous les registres en fonction des ambiances scéniques. Les percussions intensifient les dynamiques de cet ensemble, apportant les conclusions paroxystiques des différents épisodes.
Aux saluts, une choriste brandit un drapeau ukrainien, message de solidarité repris avec un puissant enthousiasme par les applaudissements du public.